UE 1.1.S2 – Psychologie, sociologie, anthropologie
Université Paris Sud (75)
Juillet 2019

Sujet

Thibaud Pombet, « Une reconnaissance de la singularité en cancérologie », Anthropologie & Santé [En ligne], 13 | 2016.

 

Les attentes morales des soignés et des soignants

 

Au sein de l’unité « AJA »1 1de Saint-Louis, les jeunes patients expriment régulièrement leur satisfaction vis-à-vis de l’attention qui leur est portée par les professionnels. C’est le cas de Lyndie, 22 ans, qui est convaincue que les infirmières ont suivi une formation spécifique en psychologie parce qu’elles « ne se contentent pas de poser les “perfs“ et de prendre leur chèque ». De son côté, Habib est persuadé que son irascibilité due à son confinement en chambre stérile a conduit les soignants à le laisser sortir quelques heures. Il affirme également avec fierté à Tayeb que les médecins ont accepté de décaler leurs horaires de visite et d’échanger avec lui dans la pénombre pour respecter son rythme de sommeil et sa quiétude.

 

Si l’attention portée aux besoins singuliers des malades suscite de telles réactions positives, j’ai observé pourtant, au cours de mes cinq mois d’animation, de nombreuses tensions au sein de l’unité « AJA ». Parfois ces conflits se circonscrivent à un événement particulier et ne perturbent que temporairement la relation de soin. (…).

 

Ce même type d’interprétation peut être avancé dans le contexte d’un conflit plus durable opposant Tayeb à son infirmière référente. Lors d’un prélèvement sanguin matinal en chambre, ce jeune se plaint de l’horaire du soin et exige que la professionnelle ne s’exécute qu’avec la petite lumière de son chevet afin qu’il puisse continuer de se reposer. L’infirmière, qui dit être habituée au désir des jeunes de se lever tard, lui explique fermement qu’il lui revient de s’adapter aux règles du service. Lorsque Tayeb me fait part de cette situation, il insiste sur son sentiment que sa situation personnelle et sa souffrance ne sont pas prises en compte : « ce matin, elle est venue tirer les draps, elle me dit : “t’avais qu’à te coucher plus tôt !”. Mais moi j’ai des boutons plein le cul, je suis malade, elle est folle, elle ! ».

 

Quelques semaines plus tard, le même jeune homme apprend lors d’un passage au service des urgences de l’hôpital qu’il est possible de bénéficier d’une promenade en fauteuil roulant et de l’accompagnement d’un soignant. Lorsqu’il en fait la demande à son retour dans l’unité « AJA », il se confronte à un refus catégorique, voire à la raillerie de certains professionnels. Selon le modèle de la reconnaissance, il est possible ici de rapporter l’expérience de ce jeune à une tension entre l’idéal relationnel plébiscité et les pratiques effectives d’accompagnement. En effet, le conflit entre Tayeb et les soignants s’inscrit dans l’écart constaté entre le discours officiel d’une institution censée lui prodiguer ce type de prestation, ce qui traduit une dynamique de reconnaissance, et un refus qu’il ne peut dès lors entendre sans se sentir cruellement mésestimé. Pendant près de trois mois, les conflits entre les soignants et Tayeb s’intensifient autour de cette tension : incompréhension du jeune homme face à la réticence des professionnels à s’adapter à ses besoins et contenter ses requêtes ; irritabilité des soignants par rapport à la façon qu’a le jeune homme de manifester ses besoins comme des exigences devant être rapidement et impérativement contentées. Au point culminant de cette période conflictuelle, les soignants exigeront du chef de service la tenue d’un staff spécial sur le « respect du soignant ».

 

Lors de cette réunion, les discussions se cristallisent autour de la proposition d’une secrétaire d’équiper les portes des patients de pancartes « Don’t disturb » afin qu’ils puissent indiquer qu’ils ne souhaitent pas être dérangés. La réaction des soignants est très vive. Pour eux, un tel équipement est inenvisageable. Ils tiennent à souligner qu’«ici, ce n’est pas l’hôtel», et demandent aux responsables de l’unité de formaliser un règlement qui puisse servir de « ligne droite pour tout le monde ». Ce qui est particulièrement inadmissible pour les professionnels du service, c’est que les jeunes s’autorisent à manifester avec rudesse des exigences de prestations soignantes. Si l’intimité des jeunes doit être respectée, il est hors de question pour autant de poser ces pancartes « Don’t disturb » sur les portes des chambres, précisément parce que cela laisserait entendre la mise en place d’une relation de service reliant dans un hôtel le client au personnel de chambre, ce qui trancherait radicalement avec l’accompagnement singulier plébiscité dans l’unité « AJA ».

 

Face à ce malaise des soignants, le chef de service rappelle que selon lui, les conflits avec les jeunes sont induits par l’attitude de certains professionnels qui débordent de leurs « rôles de soignants », notamment en entretenant des rapports trop amicaux avec certains jeunes, en leur prêtant des téléphones ou en leur donnant des cigarettes. Les soignants sont ainsi invités à investir un rôle éducatif que le chef de service relie au besoin d’un encadrement de l’autonomie propre à la population accueillie. Dès lors, les formes de reconnaissance intégrées aux logiques de personnalisation des soins deviennent encadrées par la formalisation de rôles auxquels doivent impérativement souscrire soignants et patients.

 

Tout au long de mes observations de terrain, j’ai noté que les conflits témoignant d’attentes morales blessées s’acheminent tous vers un retour à des rôles classiques de soigné ou de soignant. C’est ce que préconise le chef de service lors du staff, mais c’est ce que suggère violemment Tayeb à son infirmière référente, quelques jours après cette réunion : « Tu sais quoi, on se parle plus ! Tu fais tes soins, tu fermes ta gueule, moi je ferme ma gueule aussi ! ». Le jeune homme considère ainsi que le retour à des rôles normatifs, définis par des droits et devoirs précis, devrait dénouer ou tenir à distance cette confrontation interpersonnelle. Ainsi, les attentes morales de singularité semblent mettre en difficulté les acteurs du soin, et induire paradoxalement la mise en place de normes collectives davantage coercitives. Ce processus apparaît pourtant comme profondément insatisfaisant pour tous les acteurs, soignés comme soignants, parce qu’il contrevient à la reconnaissance de la singularité promue dans l’unité.

 

Questions
  1. Citez deux concepts sociologiques et/ou anthropologiques en lien avec le texte.

  2. Illustrez chacun des concepts à l’aide d’une phrase relevée dans le texte.
  3. Définissez les deux concepts en vous appuyant sur les théories vues en cours (vous pouvez user de vos propres mots pour cette définition) (a minima 10 lignes par concept)
  4. À partir des deux concepts précédemment définis, analysez le texte, c’est à dire chercher en quoi les concepts choisis s’appliquent ou non au texte. (environ 25 lignes)
  5. «Leretouràdesrôlesnormatifs,définispardesdroitsetdevoirsprécis, devrait dénouer ou tenir à distance cette confrontation interpersonnelle» En vous inspirant de cette phrase, décrire de manière précise et objective une situation vécue ou observée en stage infirmier. (entre 20 à 30 lignes)
  6. À l’aide de deux concepts anthropologiques et/ou sociologiques, construire un questionnement (cheminement avec un ensemble de questions) objectif et pertinent sur cette expérience décrite en question 5. (entre 10 à 15 lignes)

 


Source: Université Paris Sud